Entretien réalisé à l’initiative du CDC Atelier de Paris-Carolyn Carlson, dans le cadre de ses activités d’accueil de résidences de création et co-productions. Aucune reproduction autorisée sans accord préalable.
A quoi renvoie le titre de votre pièce, Le Moulin des Tentations ?
Ce titre m’a été offert par Michel Ménaché, poète contemporain, essayiste. J’ai découvert son ouvrage La tentation de Saint-Antoine alors que j’effectuais de multiple recherches pour la conception de ma précédente pièce, CURIOSITIES, qui partait d’une observation de la peinture de Jérôme Bosch. Le Moulin des Tentations est le sous-titre de cet ouvrage de Michel Ménaché.
Ce livre décrit La tentation de Saint-Antoine, en s’appropriant ce tableau de Jérôme Bosch. Le soustitre a tout de suite provoqué une résonance en moi. Ne serait-ce qu’à travers ce qui s’attache au mot « moulin » : l’idée de prendre une matière brute, la raffiner, la métamorphoser en une autre matière, mais qui reste intimement reliée à la première, et permet de la partager autrement.
L’idée de tentation est au coeur de tout mon travail : celui-ci consiste à me relier à ce qui nous constitue en tant qu’êtres humains. Il s’agit d’une quête de l’essence et de la vérité de l’être, à travers nos comportements, nos envies, nos désirs, nos élans, qui nous constituent, nous possèdent, qui sont assouvis ou ne le sont pas, nous font aller de l’avant ou peuvent nous noyer aussi. De quelle manière passer à la moulinette les tentations qui nous animent ?
J’aimerais retenir aussi une autre dimension évocatrice du mot « raffiner », qui renvoie à la dentellerie, au raffinement.
Des pièces du patrimoine pictural constituent des références incontournables dans ce travail.
Je me suis plongée dans les multiples Tentations de Saint-Antoine que recèle le patrimoine pictural. Si je me suis particulièrement arrêtée sur celle de Jérôme Bosch, et si j’éprouve une attirance très particulière pour la peinture flamande du Moyen-âge et début Renaissance, je me suis aussi penchée sur la peinture italienne, française, et jusqu’à Dali ou Jacques Callot. Tous donnent à voir ce pauvre Saint-Antoine soumis à ses propres fantasmes.
Je me suis penchée par ailleurs sur les représentations picturales des fêtes populaires et villageoises comme celles de Bruegel, Teniers, Gijsels mais surtout sur La kermesse ou Noce de village, de Rubens. Il m’a semblé qu’on retrouve les créatures qui entourent Saint-Antoine en proie à ses tentations et fantasmes, dans ces corps en fête qui mangent, boivent, chantent, pissent, vomissent, hurlent, dansent. Ces corps emplis lors d’une fête, je les retrouve dans ces corps humains hybrides qui entourent Saint-Antoine chez Jérôme Bosch, têtes humaines sur corps d’animaux, et autres figures de la monstruosité et du vice humain.
Mais en quoi consiste votre lien au registre pictural ? Y cherchez-vous une source d’inspiration ? Ou de documentation ? Une situation à illustrer, voire à incarner ? Ou bien êtes-vous dans un commentaire ?
Avant de plonger dans un état de travail corporel, je m’entoure de références bibliographiques, et picturales. Il pourrait aussi s’agir de sculpture, ou de vidéo, qui soient en lien avec la thématique de mon travail. Il y a là une nourriture sensible qui va faire émerger des axes de travail, de représentations de corps.
Mais à aucun moment je ne cherche à créer un tableau vivant découlant d’un tableau de peinture existant. Bosch est Bosch. Brueghel est Brueghel. Nous ne ferons jamais rien de mieux sur le terrain de leur mode de représentation. Il y aurait lieu d’y craindre des contre-sens. Et mon intérêt ne se pose pas à l’endroit de créer du vivant à partir du figé.
La nourriture que j’y puise vient alimenter une inspiration, des envies. Dans mon solo CURIOSITIES, la figure des Céphalopodes de Bosch s’est retrouvée dans ma posture de base, accroupie, genoux repliés. Il s’agit d’un rapport énergétique aux tableaux : capter une atmosphère, une couleur, et non de figures imitées dans les corps. Ce à quoi nous nous relions, ce sont des sensations et émotions émanant des tableaux : de la terreur, de l’horreur, du merveilleux, de la transcendance, du repli sur soi, le doute, le dépit, une forme d’exaltation, l’asservissement, la circonspection…
En lien avec la kermesse de Rubens, nous nous relions à la forge infernale et implacable du vivant. On y trouve de la bassesse, et pourtant une forme de joie, dans des corps remplis par la danse, l’alcool, la nourriture. Il s’agit de capter les sensations, les impressions que ces tableaux laissent en moi.
Les interprètes de la pièce travaillent-ils eux aussi directement sur ce fonds ?
Tout au long de la création, ces sources demeurent à portée de main, disponibles pour quiconque. Ce sont des choses que je partage évidemment avec les interprètes, pour nous doter d’un terreau commun, d’une pâte commune mais aussi avec les autres complices artistiques au son, lumière, costume, scénographie. Cela rappelle l’image du moulin : il s’agit de générer une alchimie pour chacun comme pour l’ensemble du groupe. Nous sommes pétris dans la même matière. D’une autre façon, pour créer une connivence à l’intérieur du groupe, nous pratiquons le Qi Gong, art énergétique chinois qui vient raffiner l’énergie intérieure.
On pourrait s’étonner que votre recherche en direction du monstrueux ne vous ait pas attirée vers Bacon.
C’est en effet un peintre dont l’oeuvre me parle tout autant, dans ce rapport de révélation d’une possible monstruosité humaine, et du mystère ainsi constitué. Si je n’ai pas travaillé activement sur cette référence, je ne trouverais rien d’aberrant à ce que des spectateurs puissent s’y projeter, de même qu’en Lucian Freud.
Dans votre processus de création, quel travail de corps s’engage à partir de la référence picturale ? Comment s’articule votre option d’une écriture très fixée alors que vous entendez traiter d’un corps en plein débordement ? Comment résoudre cette éventuelle contradiction ?
J’aime à travailler les oppositions, les contradictions, dans les corps mêmes. Nous passons de masque en masque, images sur-expressives et figées, que nous produisons nous-mêmes avec nos visages, tandis que nous nous livrons à un implacable mouvement du bassin, très vivant. Dans le corps, j’oppose du figé et du mouvement continu pour signifier l’immuable. Ce travail de contradiction corporelle est primordial.
Je soumets le corps à des contraintes de mobilité, des principes très stricts, afin de trouver des espaces de liberté à l’intérieur de ces contraintes. Ces espaces de liberté peuvent donner différents niveaux de lecture pour le spectateur. Cela peut faire lien avec l’image picturale, mais non par voie d’incorporation de celle-ci, je le répète, mais par transfert, transposition, suggestion et décalage.
Quant à ce travail de sur-expressivité de nos visages figés, nous sommes partis des cinq émotions humaines primaires et universelles : joie, tristesse, peur, dégoût, colère. En plus de ces émotions profondément viscérales, nous nous sommes attachés à créer par nous-mêmes les expressions des sept péchés capitaux. Comment chacun d’entre nous pouvait-il se relier à l’endroit du vice, de la faille, traitant de l’envie, la paresse, l’orgueil, la luxure, etc ? Les sources picturales abondent sur ce plan, mais chacun de nous est parti de son individualité, de son propre imaginaire.
Le débordement recherché tiendrait-il d’une forme d’ivresse, voire de transe ?
Ça n’est pas cet endroit qui m’intéresse. Je préfère travailler sur le dialogue, l’élasticité, la tension entre contention et débordement. Cela se situe ailleurs que dans l’hystérie du corps. Le débordement tient d’un jaillissement, avec excès certes, mais repris, ramené à la contrainte, sous l’emprise des règles sociales instaurées. Il n’y a pas transe, mais bien plaisir et ivresse dans la danse.
De qui vous entourez-vous dans ce travail ? Quelle qualité relationnelle est investie par le groupe au long du processus ?
Nous sommes cinq sur le plateau, dont moi-même. Au total l’équipe comprend dix personnes. Cela représente un vrai changement de format en comparaison de mes pièces antérieures. De ce fait, j’ai d’abord pensé rester en-dehors du plateau. Puis les empêchements de calendrier d’une autre danseuse m’ont aidée à céder à mon attirance pour le plateau, j’y suis retournée.
Quant à la constitution de l’équipe, je ne sais pas travailler avec des personnes que je ne connais pas. Je serais incapable de procéder à une audition. J’ai invité les interprètes à me rejoindre. Il y en a deux avec qui j’ai déjà eu l’occasion de partager le plateau chez d’autres chorégraphes. L’un est comédien, avec une physicalité très engagée. Un autre, est aussi à cet endroit de frottement en danse-théâtre. J’en ai apprécié un autre en le découvrant en position de spectatrice. Une autre est elle-même chorégraphe, et notre rencontre s’est tissée d’affinités.
L’année dernière, j’ai bénéficié d’une année de résidence à Micadanses à Paris, qui me donnait une totale liberté d’accès à un studio, me permettant tout type de recherche à travers la thématique du Moulin des Tentations. J’ai donc provoqué la tenue de quatre laboratoires de recherche chorégraphique, en invitant des artistes professionnels du son, de la danse et du théâtre à venir explorer la thématique de Corps contenus – Corps débordants. Dix-huit participants ont répondu présents dont les quatre autres interprètes du Moulin des Tentations. Avec eux, j’ai pu éprouver des matières reliées aux dynamiques de contrainte et de débordement, que j’ai précédemment évoquées.
Cela se faisant sur un mode très altruiste, dans la rencontre, une alchimie relationnelle s’est constituée dès ce moment là, avant même que s’engage le processus proprement dit pour la pièce en cours. L’écriture du Moulin des Tentations ne porte pas essentiellement sur une composition relationnelle, ce n’est pas une pièce sur le groupe.
Je me relie à des artistes qui ont, par rapport à l’art et à la vie, une posture qui me correspond, avec leurs présences scéniques très particulières, et leurs couleurs différentes, qui ne sauraient se rabattre sur un considérant seulement technique. J’en reviens à notre pratique partagée du Qi Gong, à son effet révélateur sur la sensibilité profonde, éveillant un imaginaire propre, où le factice n’a pas sa place. Au delà des danseurs, je me relie avant tout à des êtres pleins de curiosité, chez qui l’égo ne prime pas. Cela au profit d’une attention et acuité bienveillantes à soi-même et aux autres. C’est ce qui permet les prises de risque artistiques.
Cette même logique de collaboration au long cours marque votre travail du côté du son, des lumières, etc.
Tout à fait. Les concepteurs du son et des lumières, ont été présents dès le début du processus. Pour le son, les trois premières résidences ont vu un travail totalement mêlé d’improvisations dans les corps et d’improvisation dans la musique. Le concepteur lumières est également artiste plasticien et il réfléchit son intervention selon une globalité esthétique. Son, lumière et corps ne sauraient se développer séparément, je ne peux pas l’imaginer autrement. Nous créons ensemble un univers ; il y a là une notion clé, que j’aimerais retenir comme constitutive d’une notion de contemporanéité. Je pourrais souligner les mêmes qualités d’attention soutenue dans la durée à propos du travail de la costumière et de la scénographe.
Notice du spectacle réalisée suite à l’entretien de Gérard Mayen avec Maxence Rey dans le cadre de l’accompagnement des compagnies du CDCN Atelier de Paris – Carolyn Carlson
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